Pour en finir avec les centres de rétention et le monde qui va avec
Dans un monde basé sur la misère, la guerre et les désastres écologiques, certains se rassurent par l’idée qu’il reste des âmes suffisamment charitables pour s’occuper des damnés de la Terre. Au nom de la « solidarité » et de la « fraternité », ces institutions humanitaires auxquelles on peut donner un sou de temps en temps (déductible des impôts, faut pas charrier), essayeraient au moins de soigner les blessures et d’atténuer les souffrances de ce monde, à défaut de le changer. Telle est du moins l’image qu’elles vendent à coups de matraquage publicitaire et d’appels doucereux à la compassion.
C’est sans doute pour cela que plusieurs d’entre elles n’ont pu résister à l’envie de participer à la grande kermesse du ministère de l’Immigration et de l’Identité Nationale lancée le 22 août dernier. Après plusieurs péripéties et un long suspens, comme il sied à toute tombola bien organisée, les résultats ont enfin été annoncés le 10 avril 2009 : Cimade, France Terre d’Asile, Assfam, Forum Réfugiés, Ordre de Malte et Collectif Respect en sont les heureux gagnants. La première décroche sans surprise le gros lot, vu qu’elle est depuis longtemps dans les petits papiers des organisateurs et connaît bien le sujet, et les autres touchent les lots de consolation. La raison d’Etat et le coeur humanitaire ont donc fait bon ménage, et pour une fois l’important était plus que de participer.
Il fallait donc avoir l’esprit bien chagrin en ce début de printemps pour émettre quelque doute sur cette tombola un brin particulière. Car, enfin, de quoi parle-t-on exactement ? De rien moins que l’attribution à différentes « personnes morales » du travail juridique auprès des sans-papiers enfermés dans les 30 centres de rétention du territoire, répartis en 8 lots. Qu’on en juge : 560 000 euros pour les CRA de Bordeaux, Nantes, Rennes, Toulouse, Hendaye (lot 1, 270 places) ; 560 000 euros pour les CRA de Lille 1 et 2, Metz, Geispolsheim (lot 2, 270 places) ; 620 000 euros pour les CRA de Lyon, Marseille, Nice (lot 3, 299 places) ; 430 000 euros pour les CRA de Nîmes, Perpignan, Sète (lot 4, 208 places) ; 175 000 euros pour les CRA de Guadeloupe, Martinique et Guyane (lot 5, 84 places) ; 660 000 euros pour les CRA de Mesnil Amelot 1, 2 et 3 (lot 6, 380 places) ; 505 000 euros pour les CRA de Palaiseau, Plaisir, Coquelles et Rouen-Oissel (lot 7, 244 places) ; 380 000 euros pour les CRA de Bobigny, Paris-dépôt, Paris 1, 1bis, 2, 3 (lot 8, 215 places puis 275 places pour 570 000 euros en fin de contrat après reconstruction de Vincennes).
Et puis rassurons-nous, ces sommes s’entendent hors taxe et annuellement à partir du 2 juin 2009 (jusqu’en 2012), afin que ces généreuses associations ne risquent pas à l’improviste de se retrouver sur la paille.
A la lecture de cette valse de chiffres, on est loin de la légende dorée de bénévoles qui portent assistance à des individus vulnérables : c’est l’autre face de l’humanitaire qui saute à la gueule de chacun, celle d’entreprises prestataires de l’Etat. On sait en effet depuis longtemps que la domination actuelle ne repose pas que sur le seul pouvoir de la matraque, mais fonctionne aussi sur la collaboration de chacun à son propre écrasement et sur l’intégration des mécanismes de contrôle.
Dans ce jeu subtil de la carotte et du bâton, chacun se voit sommé de participer à sa propre servitude. De la même façon, les centres de rétention, rouages importants de la machine à expulser, ne fonctionnent pas uniquement sur la seule contrainte policière :
l’Etat a besoin de leur assurer un visage démocratique, celui de pouvoir tenter d’ultimes recours juridiques. Ils servent d’un côté à donner un semblant de légalité à des déportations de masse dont le nombre est fixé d’avance. Mais également d’un autre à gérer l’inévitable colère liée à un enfermement toujours plus long, en entretenant un dernier espoir alternatif à l’émeute et à l’évasion. C’est dans ce cadre que les associations qui ont souscrit à l’appel d’offre du Ministère prennent toute leur place, et cette question va bien au-delà des individus singuliers qui les composent.
« La Cimade travaille avec les flics. Pour moi, c’est la même chose. Quand les nouveaux arrivent, ils leur demandent s’ils ont un avocat, s’ils ont fait une demande d’asile. Mais ils bougent tous dans le même système. » Témoignage d’un sans-papier de Vincennes avant l’incendie, 9 avril 2008
Si on ne saisit pas la fonction réelle de la Cimade et de ses nouveaux partenaires, on ne peut pas comprendre pourquoi elles souhaitent profiter de ce marché rémunérateur. Sauf bien sûr à tomber dans la dénonciation de telle ou telle association qui aurait trahi, voire dans l’indignation citoyenne sur un supposé dévoiement de l’humanitaire.
D’une part, il y a bien longtemps que ces entreprises de service ont abandonné toute velléité d’autonomie pour devenir de simples rouages du dispositif étatique contre les étrangers. Un organisme comme la Cimade (lots 1, 4, 6) intervenait par exemple en centres de rétention depuis 1985, dans le cadre d’une convention avec l’Etat, ce qui en faisait déjà un de ses collaborateurs attitré, et non une structure extérieure indépendante.
En 2003, cette présence devient un marché avec appel d’offre sur un lot unique, qu’elle remporte chaque année haut la main, vu qu’il est taillé sur mesure. Elle devient alors directement sous-traitant de l’Etat. Puis en 2007, comme n’importe quel entrepreneur du BTP, elle délègue à son tour trois centres au Secours Catholique pour baisser encore les coûts. Car comme on sait depuis longtemps que la charité –même chrétienne– a un prix, elle touchait tout de même pour cela 3,44 millions d’euros par an (plus 2,55 millions de subventions). La nouveauté de cette année qui a hypocritement agité la scène médiatique n’est donc ni qu’il s’agisse d’un marché, ni son caractère concurrentiel : c’est qu’il a été divisé en différents lots. Pour ne prendre que quelques exemples, France Terre d’Asile (lot 7) et Forum Réfugiés (lot 3) s’étaient déjà depuis des années placés sur un autre marché, celui des réfugiés et demandeurs d’asile.
C’est à ce titre qu’ils gèrent des structures de premier accueil (les plates-formes), des centres de transit et des centres d’hébergement (CADA). Marché rentable puisqu’on est passé de 17 000 demandes d’asile en 1996 à 52 000 en 2003, et de 2000 places en CADA en 1996 à 21 000 en 2008. France Terre d’Asile a ainsi vu son budget subventionné exploser de 4 millions d’euros en 2002 à 37 millions en 2007 et Forum Réfugiés de 4 millions en 2000 à 13 millions en 2006. L’augmentation du nombre de réfugiés ayant allongé les délais d’instruction des dossiers, ces deux associations en ont profité pour se lancer sur le créneau de l’hébergement et de l’assistance professionnalisés. A présent que l’Etat reprend ces structures en main et baisse ses budgets liés à l’asile, il était donc logique de les retrouver sur le nouveau marché en expansion, celui des centres de rétention. Le même raisonnement vaut aussi pour l’Assfam (lot 8), spécialisée depuis les années 50 dans l’accueil et l’ « intégration » des migrants pour le compte du Ministère, avec sa cohorte d’assistantes sociales. Là encore, face à des problèmes budgétaires liés au redéploiement des crédits destinés aux immigrés, on la retrouve miraculeusement sur le marché des centres. mais aussi sur celui des « contrats d’accueil et d’intégration pour la famille » créés par Hortefeux en 2007, obligatoires et introduisant la possibilité de suspendre les allocations familiales.
D’autre part, accepter une cogestion de l’horreur des camps avec la police n’est en fin de compte que la conséquence profonde des logiques juridiques et humanitaires dont elles se revendiquent. Dans les centres de rétention, le rôle d’associations comme la Cimade se borne souvent à faire le tri entre les “bons” et les “mauvais” dossiers, entre ceux qui ont une dernière chance et tous les autres. Elles acceptent et font accepter qu’un destin personnel soit fonction de lois, c’est-à-dire du pouvoir des classes dominantes et de l’Etat. De lois dont l’application même fluctue en fonction de tout un tas de critères abstraits : selon les périodes, certains pays deviennent tricards et d’autres bénéficient d’accords spéciaux ; en fonction des préfectures ou de l’humeur du fonctionnaire, on est jeté ou accepté, etc. Faire uniquement appel à un « droit » formel qui se durcit sans cesse et dont l’application n’est qu’une suite d’arbitraires, revient donc en réalité plus largement à renforcer une terreur étatique qui élimine d’emblée ceux qui n’auront jamais le “bon profil” ou les papiers administratifs nécessaires (liés au travail, au logement,...).
C’est se mettre au service d’un cas par cas qui ne vise pas à expulser tous les sans-papiers mais à les maintenir dans une exploitation forcenée (par un abaissement du coût du travail qui fonctionne comme une délocalisation interne) et un contrôle qui s’imposent à nous tous. Ce travail juridique des associations n’a pour autant pas qu’un rôle de soutien de l’Etat à l’extérieur des camps, qui s’opposerait par exemple à des luttes pour une régularisation globale comme en ont déjà menées des collectifs de sans-papiers, ou de légitimation des expulsions à l’intérieur suite à l’épuisement des recours : elle joue aussi un rôle pacificateur.
Nul besoin en effet d’être un grand intellectuel de gauche pour comprendre que l’enfermement est une raison suffisante en soi pour se rebeller contre les geôliers et leurs murs barbelés. La série de révoltes, mutineries ou évasions qui jalonnent l’histoire de ces prisons pour étrangers en témoigne s’il en était besoin. Le terrain d’intervention qu’elles ont choisi, celui qui donne l’espoir que sa situation personnelle ne peut se résoudre qu’en “jouant le jeu” plutôt qu’en luttant, est aussi celui de la prévention des inévitables révoltes.
Elles isolent à coup de “c’est bon, on s’occupe de tout”, de délégation de son destin dans les mains d’experts, ramènent chacun au cas particulier de son dossier et finalement séparent là où il pourrait y avoir de la solidarité. Cet autre aspect de leur travail a été clairement exposé dans l’appel d’offre du Ministère du 18 décembre 2008, réécrit suite à une première annulation. A côté des « compétences juridiques de l’équipe » comptant pour 40%, l’un des critères pour emporter le marché était en effet la « compréhension des enjeux et engagements de services » (25%), c’est-à-dire le fait d’intégrer correctement la logique étatique à laquelle les souscripteurs allaient participer. De même, une note du Ministère datée du 30 janvier dernier et détaillant les conditions de l’offre est plus qu’explicite à propos de l’intégration à la machine à expulser des employés des associations : ils seront ainsi habilités et révocables par le Préfet, mais aussi tenus d’ « émarger la feuille de présence tenue par le chef de centre » (le tabasseur en chef), c’est-à-dire de pointer chaque matin au même titre que n’importe quel autre employé du ministère de l’Intérieur. Cela pour nous rappeler qu’un flic se définit d’abord par sa fonction et pas par son uniforme, même quand il se planque derrière le sourire d’un chrétien humaniste de gôche.
Défendre que puissent exister des expulsions « à visage humain » est l’autre perspective de fond de l’idéologie humanitaire. Au-delà du fait que nombre d’associations soient devenues de véritables entreprises ou que leur fonction en fasse à la fois des accompagnateurs et des soutiens des politiques de l‘Etat, c’est en effet tout un rapport au monde qui se trouve exposé crûment dans leur participation aux déportations. La Cimade et les autres n’ont jamais eu pour objectif la destruction des centres de rétention, mais leur meilleure gestion : elles voudraient que tout se passe au mieux, à défaut que cela se passe bien.
Même s’il était possible de se placer de leur point de vue, elles pourraient peut-être obtenir une diminution provisoire des auto-mutilations, des suicides ou des révoltes, mais certainement pas des expulsions. De plus, qu’est-ce que cela signifie que « tout se passe au mieux » ? Au mieux pour qui ? Il n’est par exemple pas étonnant qu’on retrouve la Croix-Rouge aussi bien à la tête de camps de rétention en Europe (Italie, Espagne), de zones d’attente (aéroport de Roissy), de centres pour demandeurs d’asile (Belgique) que de camps concentrant ceux qui fuient les guerres, la misère ou les catastrophes écologiques un peu partout à travers la planète.
Comme il n’est pas surprenant de retrouver les spécialistes de la gestion des réfugiés comme France Terre d’Asile ou Forum Réfugiés se tourner vers la cogestion de centres de rétention, qui renverront ces mêmes indésirables à leur sort initial : d’un bout de la chaîne à l’autre court le même fil invisible de la soumission à la politique des puissants, pourvu que les apparences soient sauves et que rien ne change. Lors d’une guerre, le rôle de ces entreprises humanitaires est ainsi de s’occuper des survivants et des évacués (c’est-à-dire d’appliquer un pouvoir d’organisation et de gestion sur la vie des autres – trier les pauvres pour les mettre dans les tentes, stipendier des interlocuteurs/médiateurs, distribuer la nourriture, organiser les soins, etc.)... le tout sous contrôle de l’armée et de la police. Mais c’est aussi de décourager toute rébellion et de fixer, pour mieux les contenir, ces mouvements incontrôlés de population potentiellement dangereux pour la stabilité des Etats et de l’exploitation des richesses locales. Les fils barbelés qui entourent ces différents camps illustrent plutôt bien ce que signifie la « guerre humanitaire ». Sans jamais combattre les causes et les raisons de ces désastres, elles s’occupent d’ « adoucir » les immenses souffrances provoquées par les opérations en kaki. C’est l’autre face du militarisme, celle qui donne une crédibilité à une grande partie des mensonges racontés pour justifier les bombardements et les massacres.
En fin de compte, avec cet appel d’offre portant sur les « prestations juridiques » que l’Etat consent à apporter formellement aux prisonniers dans les centres, on est bien dans une gestion démocratique des expulsions. Et la tendance à l’industrialisation de ces dernières pour lier toujours plus contrat de travail et durée de séjour (voir l’Italie, l’Espagne ou les accords entre la France et le Gabon, le Sénégal, le Congo-Brazzaville, le Bénin et la Tunisie) n’y change rien. C’est même précisément cet ensemble juridique matériel dans lequel sont pris les sans-papiers, et nous aussi, qui fait fonctionner leur contrôle. Comment en effet s’opposer réellement aux centres de rétention lorsqu’on défend les droits qui l’encadrent (durée, procédures de reconduite à la frontière, assistance légale, visites,...), ne serait-ce que pour simplement les réformer ? On ne peut oublier que ces droits supposés, qui ne sont en réalité qu’une manière d’imposer un modèle de pensée et de soumission, ont pour contrepartie des devoirs régis à coups de matraque. On ne peut oublier que les centres sont légaux (et même légitimes pour une grande partie de la population), et que se battre sans médiation contre eux signifie donc aussi affronter la loi, le droit et finalement la démocratie, qui est la forme actuelle de l’Etat. Lutter pour améliorer leur fonctionnement signifierait qu’un autre capitalisme ou un autre Etat seraient préférables.
Or, on sait bien par expérience que l’idéologie du vote et de la délégation, une des bases de l’exploitation démocratique, n’est que la marque du renoncement de l’individu à sa révolte. Une révolte qui est de l’ordre du vécu, d’une tension irreprésentable, sinon justement pour être domestiquée et intégrée par l’Etat et le Capital.
Les centres de rétention, un des rouages d’une machine à expulser qui a pour finalité de renforcer l’exploitation et le contrôle sur les sans-papiers, et par ricochet sur tous, ont plusieurs facettes. A l’heure où l’une d’elles se fait plus diffuse, et donc plus atteignable par les bras et les coeurs non résignés, il serait opportun de signifier à la fois notre dégoût et notre opposition à cette participation aux déportations. Les six entreprises caritatives qui ont choisi de répondre à l’appel d’offre pour faire des affaires avec les prisons pour étrangers se trouvent sur le chemin de tous ceux qui pensent que les centres de rétention sont à détruire sans attendre. Les centres, et le monde qui les produit : des entreprises qui les construisent aux architectes qui les conçoivent, de celles qui leur fournissent la bouffe à celles qui les équipent en appareils de contrôle, des lois qui les instituent aux flics qui les gardent, des journalistes qui en taisent les finalités et les conditions réelles aux professeurs qui les justifient, des réformateurs qui veulent les perfectionner aux humanitaires qui les cogèrent.
Dans cette guerre sociale sans trêve, attaquons tout ce qui fait de nous des indésirables.
NB : Les bénéficiaires du premier appel d’offre, annulé en octobre 2008, ont été les mêmes que ceux du second (rendus publics le 10 avril 2009). Le résultat de cette loterie des camps est pour l’instant suspendu jusqu’au 7 mai, suite à un énième référé de la Cimade. Ces périphéries judiciaires, qui ne feront au mieux que retarder l’installation de nouveaux collabos, ne changent cependant pas la donne. Elles offrent même, a contrario, plus de temps pour approfondir toute critique pratique contre ce volet supplémentaire de la machine à expulser.
Pour plus d’infos : loteriedescamps(at)riseup.net